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le miroir de la perception
I.
L’Apparition du monde Peut-être est-il philosophe à son insu, et s’il
ne tient pas, comme les optimistes, ce monde pour le meilleur des mondes
possibles, ni ne veut affirmer non plus que celui qui nous entoure est
trop mauvais pour qu’on puisse le prendre comme modèle, il se dit
toutefois : sous cette forme reçue, il n’est pas le seul monde
possible. L’artiste scrute alors d’un regard pénétrant
les choses que la nature lui a mises toutes formées sous les yeux. Plus
loin plonge son regard et plus son horizon s’élargit du présent au
passé. Et plus s’imprime en lui, au lieu d’une image finie de la
nature, celle – la seule qui importe- de la création comme genèse. »
(1) Le point de vue de Paul Klee apparaît de façon plus
claire après que nous ayons parlé de « la dimension temps »
dans la peinture. Ce temps qui n’est en effet pas le temps de réalisation
de l’œuvre devient le temps matérialisant l’acte créateur. Ainsi il
est réunifié à l’espace, en une même matière mouvante, évoluant en
permanence. Il s’agit donc de saisir un mouvement, quelque chose de
global, un réel qui n’est plus sécable, isolable ni dans l’espace ni
dans le temps. Pour la première fois, le monde devient une entité
vivante, non pas la somme d’objets dont on peut pratiquer l’étude. __________________________________________________ (1)
Paul Klee, Théorie de l’art moderne, p28 Les impressionnistes cherchaient à faire le constat,
à saisir comme dans un instantané l’aspect changeant de la nature. Des
artistes comme Klee ou Giacometti ne chercheront plus l’accidentel mais
tenteront plutôt de traduire les lois qui régissent le monde, une
totalité transcendante à la forme particulière, à l’apparence. Giacometti fait partie de ces artistes qui se sont démarqués
de l’abstraction à son époque florissante, dans un désir d’un
art de dévoilement, qui perce le mystère de la réalité : « copier
la réalité », sans pour autant tomber dans la représentation
conventionnelle des apparences. On peut en ce sens le rapprocher de Bacon.
Mais si pour Bacon, c’était l’émanation, l’énergie qu’il
fallait saisir, pour Giacometti c’est la « présence » du
modèle qui devient le centre de sa recherche, et cette présence qui véhicule
la réalité d’un être n’est nulle part ailleurs que dans sa forme,
ses traits. La « ressemblance » prend ici un autre statut mais
l’entreprise semble pour Giacometti « complètement absurde,
impossible ». Le réel n’est pas abstrait, il est là, il est médiatisé
par les apparences, mais c’est dans sa totalité aussi bien dans
l’espace que dans le temps qu’il doit être montré. Il
ne s’agit pas de transcrire une apparence, il s’agit de montrer
comment les choses apparaissent. On peut dire qu’il y a là un
changement décisif dans le rapport de l’artiste – où de l’homme
– à la nature. Ce rapport
ne peut plus être une simple objectivité, c’est-à-dire en fin de
compte un recul, une séparation. Car d’une part la nature est « inachevée »,
elle est toujours en train de se faire, d’apparaître, elle n’est donc
pas réductible à un savoir, d’autre part l’homme n’est pas extérieur
à la nature, il y participe directement et est impliqué de façon
tellement profonde qu’il serait illusoire de vouloir étudier la nature
sans la projection de soi-même, c’est-à-dire sans trace de subjectivité. « Le
dialogue avec la nature reste pour l’artiste condition
sine qua non. L’artiste est homme ; il est lui même nature,
morceau de nature dans l’aire de la nature. » (1) C’est donc ce rapport qui permet de se positionner
face à la réalité. Il ne s’agit plus de choisir entre réalité et
apparence, mais de faire une remontée de la forme à la fonction – à
l’image d’un organisme vivant- autrement dit on cherche davantage à
comprendre la formation que la forme issue de cette formation, de ce processus
créateur. « La forme est fin, mort. La formation est vie ».(2)
La réalité devient celle de la ____________________________________________________ (1)
Paul Klee, Théorie de l’art moderne, p 43 (2)
Idem, p60 vie, elle est en perpétuel mouvement et le rapport
vivant de l’artiste avec la nature est une « prise », un
moyen d’accéder à cette réalité. « Nous
cherchons non la forme mais la fonction. Le fonctionnement d’une machine
est une chose, le fonctionnement de la vie est autre chose de mieux (…)
Le formalisme, c’est la forme sans la fonction. On voit
aujourd’hui toutes sortes de formes exactes autour de soi. Bon gré, mal
gré, l’œil gobe carrés, triangles, cercles et toutes espèces de
formes fabriquées : fils métalliques et triangles sur des poteaux,
cercles sur des leviers, cylindres, sphères, coupoles, cubes, se détachant
plus ou moins les uns des autres et en complexe interaction. L’œil
absorbe ces choses et les amène à quelque estomac de tolérance
variable. Les gros mangeurs, et ceux qui mangent tout, peuvent apparemment
se féliciter de posséder un superbe estomac ! Ils font l’admiration de la foule des non-initiés :
les formalistes. Tout à l’opposé : la forme vivante. L’initié
pressent le point originel de vie. Il possède quelques atomes vivants, il
possède cinq pigments vivants, les éléments de forme et sait un petit
endroit gris d’où peut réussir le saut du chaos à l’ordre. Il pressent ce qu’est la création. Il a quelques
idées sur l’acte originel. Il s’entend à faire entrer les choses
dans le mouvement de l’existence et, mobilisé lui-même, à les rendre
visibles. Elles retiennent la trace de son mouvement, et c’est la magie
de la vie. Et pour les autres la magie de revivre cela. » (1) On a vu jusqu’alors le corps de la peinture, le
pictural c’est-à-dire un certain formalisme, le corps dans la
peinture ou une peinture agissant directement sur le corps, on peut
maintenant synthétiser en parlant d’une peinture qui serait elle-même
un corps, à l’image d’un organisme vivant. Une telle peinture se
situe au delà de la question figuration/ abstraction, c’est un tout où
forme et contenu sont réunis, elle s’organise dans l’espace et dans
le temps mais sa signification les transcende puisqu’elle ne cherche à
exprimer rien d’autre que ce qui la fait naître, sa propre genèse. Cette philosophie
de la création se rapproche de la vision extrême-orientale de la
peinture où la forme n’existe qu’en fonction du contenu, chaque signe
étant l’expression d’un rapport entre l’homme et l’univers .(2) ____________________________________________________ (1)
Paul Klee, Théorie de l’art moderne, p 54 (2)
Dora Vallier, l’Art abstrait, p 294 Il s’agit ici d’un monde en perpétuel
changement, en création permanente et l’appréhension du Souffle-Esprit,
de ce principe interne permet de voir se dérouler tout le processus créateur.
C’est comme dire que seule l’image interne du monde a de
l’importance en définitive, la structure intime conditionnant la forme
extérieure. Cette pensée se concrétise dans une philosophie du vide où
les éléments de la peinture : ligne, espace, couleur-lumière se
fondent et se purifient. (1)François Cheng, Souffle-Esprit,
p 28 (2)François Cheng Souffle-Esprit,
p 40 Il est intéressant de voir que
bien avant l’abstraction du XXe siècle en occident, ou même
les impressionnistes, la ressemblance à la forme extérieure n’a
qu’une valeur limitée pour un artiste extrême oriental. Il ne passe
pas par une conquête progressive d’une figuration illusionniste pour
amorcer ensuite, comme en occident, un retour vers le pictural, la chair
de la peinture. « Car le merveilleux de
l’art pictural réside dans la qualité de souffle et d’esprit dont
le pinceau est chargé. L’exigence de la ressemblance ne vient qu’après. »(2) ; « Lorsqu’on
contemple une peinture de personnages, l’attention doit être portée
d’abord sur les souffles harmoniques dont le tableau est censé être
habité; et ensuite, dans l’ordre, sur le travail du pinceau, sur la
qualité d’os des traits, sur la disposition des éléments dans le
tableau, sur l’application des couleurs, et enfin seulement sur la
ressemblance ». (3) « parmi les peintres d’autrefois,
certains ont été capables de dépasser la ressemblance formelle, en
donnant la primauté à la qualité de l’os dans leurs traits. Ils
cherchaient un accomplissement au-delà de la ressemblance formelle.
C’est là une chose difficile à discuter avec les gens du commun. Les
peintres d’aujourd’hui, s’ils obtiennent à grand peine la
ressemblance formelle, ne réussissent guère à faire naître les
souffles harmoniques. En fait, si dans leur peinture ils parvenaient à
introduire les souffles harmoniques, la ressemblance formelle viendrait
de surcroît tout naturellement. »(4) Le corps est au centre de la
pensée chinoise et l’esprit dont il est question se traduit en
permanence en matière, en chair, en arbres, en rochers… Depuis le début
le corps et l’esprit sont reliés en permanence, le
corps ou la
corporéité n’étant
que l’expression de (1)
François
Cheng, Souffle-Esorit,
p 39 (2)
Idem, p
54 (3)
Idem, p
54 (4)
Idem, p 20 l’esprit : « la
peinture résulte de la réception de l’encre; l’encre, de la réception
du pinceau; le pinceau, de la réception de la main; la main, de la réception
de l’esprit tout comme dans le processus qui fait que le Ciel
engendre ce que la Terre ensuite accomplit, ainsi tout est fruit d’une réception ».(1) C’est là que l’on retrouve
l’idée de la création comme genèse qu’il y avait chez Paul Klee,
d’un processus de vie, d’une image interne du monde : « La
moindre herbe a sa nature; la moindre plante a son esprit. La manière
dont les branches poussent, dont les feuilles se forment, dont les fleurs
s’éveillent, s’ouvrent, se détournent, s’inclinent ou se fanent,
traduit la profonde intentionnalité de la Création. Le peintre qui
s’adonne au genre « librement inspiré » se doit d’en saisir les
secrets, de les intérioriser entièrement, avant même de se saisir de
son pinceau ». (2) Il
ne s’agit pas tant d’imiter la nature que de prendre part au processus
même de la création, de saisir « le geste de la nature
dessinant d’un même élan les remous de l’arbre, de l’eau ou des
nuages ». (3) Et de l’art pictural chinois on peut vraiment dire
qu’il « ne reproduit pas le visible, il rend visible » (4);
il cherche à rendre visible l’invisible, le souffle, l’intentionnalité
de la création, le vide originel : le Tao. (1)
Shitao, les Propos sur la
peinture, p 43 (2)
François
Cheng, Souffle-Esprit,
p 32 (3)
Bazaine (4)
Paul Klee, Théorie de
l’art moderne, p 34 II.
Méditation sur l’espace Le corps n’est pas dans l’espace, il est l’espace. Se considérer dans un espace c’est revenir à une vision objective et considérer son propre corps en tant qu’objet au sein des choses que l’on peut manipuler, parmi lesquelles on peut s’orienter. On a essayé de définir le corps à partir d'une certaine zone de subjectivité, c’est-à-dire en tant qu’expérience primordiale. L’espace objectif fait partie d’un monde gouverné par l’utilité et le langage. En effet, réduire un lieu à des coordonnées spatiales prend un grand intérêt lorsqu’il s’agit de traverser l’atlantique à la voile, de se diriger quelque part sur la planète ou de donner une image virtuelle d’une future architecture, mais il s’agit encore ici d’un espace intellectualisé, pensé, idéalement homogène, et finalement totalement coupé de l’expérience corporelle. Définir l’espace à partir du corps c’est dire que le corps est la matrice de tout espace existant, ou que les choses sont un prolongement de lui-même. L’origine du « référentiel » c’est notre corps de façon absolu même si l’on peut se trouver dans un train ou dans un avion, c’est-à-dire dans un « référentiel » relatif. Par notre corps nous tenons donc les choses en cercle autours de nous car il devient un « ici » absolu, un point zéro. Il est évident qu’une telle conception de l’espace n’a pas d’intérêt pratique, donner un rendez-vous à un ami par exemple, mais un intérêt cognitif : Chercher ce qu’est l’espace en son essence. Comment ferait-on sans partir de soi-même comme origine ? C’est ce qui a poussé certains peintres à rechercher à travers la profondeur cette forme de connaissance sur le monde qu’est l’espace, c’est-à-dire finalement un rapport, un « pont entre soi-même et le monde ». A travers l’évolution de la peinture on a donné « des résolutions » de la profondeur : frontalité, clair-obscur, perspective linéaire, perspective atmosphérique… Du fond d’or des byzantins à Rothko en passant par Uccello, Cézanne, Matisse, c’est la profondeur qui demeurait le cœur du problème car on peut dire qu’elle matérialise le regard. Pour reprendre Régis Debray et les trois âges du regard, c’est peut-être dans l’ère du visuel, de nos jours, que l’espace s’est aplati sur l’écran. La dématérialisation de l’image a emporté dans son sillage la profondeur. Les conceptions habituelles héritées essentiellement de la Renaissance nous décrivent un espace à trois dimensions : longueur, largeur et profondeur ou épaisseur. De la profondeur ainsi définit, on peut parler d’une largeur s’éloignant de face du spectateur, c’est-à-dire qu’elle est comme une largeur considérée de profil ce qui la rend invisible. En effet, « ce qui rend la profondeur invisible pour moi, c’est précisément ce qui la rend pour le spectateur visible sous l’aspect de la largeur : la juxtaposition des points simultanés sur une seule direction qui est celle de mon regard. La profondeur que l’on déclare invisible est donc une profondeur déjà identifiée à la largeur, et sans cette condition, l’argument n’aurait pas même un semblant de consistance ». (1) Il s’agit donc d’une profondeur équivalente à la largeur. Pourtant si l’on se replace avant le monde objectif et que l’on cherche à décrire le phénomène du monde en train de se faire, en train d’apparaître, de se déployer devant soi, la profondeur devient de toutes les dimensions la plus existentielle. Elle annonce en effet un certain lien indissoluble entre les choses et soi-même tandis que la largeur semble être à première vue une relation entre les choses elles-mêmes où le sujet percevant n’est pas impliqué. De cette profondeur entendue non comme rapport des choses entres elles mais comme lien indissoluble du sujet à l’espace on peut dire qu’elle est la première dimension. Celle par laquelle on peut organiser ensuite de façon géométrique les objets entre eux. Il nous faut donc chercher d’abord la profondeur vécue, en dehors de toute conception géométrique. (1) Merleau-ponty,
Phénoménologie de la perception, p 295 Dans les dernières peintures de Cézanne, les montagnes Sainte-Victoire, on peut vraiment parler d’une méditation spatiale. L’unique sujet devient la profondeur, non pas comme relation intellectuelle mais comme dissolution du peintre dans les choses. « On n’a pas encore découvert que la nature est plus en profondeur qu’en surface. Car, écoutez un peu, on peut modifier, parer, bichonner la surface, on ne peut toucher à la profondeur sans toucher à la vérité ». (1) la sensation commande tout, « la ligne et le modelé n’existent point. Le dessin est un rapport de contraste, ou simplement le rapport de deux tons, le blanc et le noir. La lumière et l’ombre sont un rapport de couleurs, les deux accidents principaux différent non par leur intensité générale mais par leur sonorité propre. La nature n’est pas en surface mais en profondeur, les couleurs sont l’expression à cette surface de cette profondeur. Elles montent des racines du monde ». (2) Cézanne peint cet unique rapport de profondeur. L’homme dans le paysage. A la manière d’un téléobjectif, la montagne paraît toute proche, la grandeur apparente vécue n’a plus rien à voir avec une grandeur apparente géométrique, mesurable. On connaît d’ailleurs à ce sujet les fameuses déformations de Cézanne. Le souci de vérité, de fidélité à sa sensation le pousse à déformer la grandeur apparente, à mettre le lointain aussi proche du spectateur que les arbres du premier plan. La profondeur est avant tout à prendre ici comme un sentiment de totalité. Il est très différent de dire que la nature est en profondeur et de parler de la profondeur d’une chose en particulier. L’espace vierge de la toile devient la matrice d’où vont jaillir les sensations concrétisées en couleurs. Cézanne exprime la profondeur en ramenant ses sensations à des plans de couleurs interrompus par des vides. De considérer la profondeur comme un pont entre soi-même et les choses, comme véritable relation spatiale subjective, c’est considérer l’espace non comme une structure inerte, géométrique, extérieure, mais de considérer que chaque perception, chaque relation de nous-même avec le monde nous fait revivre « la naissance de l’espace ». Nous somme alors tout proche de la conception extrême-orientale où le vide parcourt la forme, la prolonge, en est indissociable. L’espace est alors la matérialisation immédiate de l’Esprit, la coagulation du vide et il est indissociable du temps, donc du corps, de l’expérience (1)
Conversations avec Cézanne,
Gasquet, p 115 (2)
Conversations avec Cézanne,
Gasquet, p 123
existentielle. On peut donc raconter, exprimer sa genèse plus qu’on ne peut l’isoler, l’étudier comme une structure et en rendre compte au moyen d’une représentation exhaustive – il s’agirait alors d’un modèle spatial destiné à se représenter les choses quantitativement, à mesurer des longueurs. La spatialité de la nuit permet de comprendre cette notion d’un espace existentiel qui n’a rien à voir avec un espace mesurable. La nuit simplifie en effet de manière violente notre champ perceptif, elle peut même le réduire au noir, à l’obscurité. Dans cette réduction on croit que l’espace objectif reste latent par une mémoire, mais c’est une spatialité essentielle de notre corps, sa motricité, son champ d’action qui ressort alors dans sa pleine dimension : percevant moins, notre esprit ne peut plus se représenter les choses aussi bien qu’il en a l’habitude, il peut même être totalement désorienté. Et c’est cette désorientation extérieure, quantitative qui permet d’isoler notre rapport inaliénable à la spatialité. On perçoit son corps de même essence que l’espace extérieur. On peut même dire que l’espace extérieur appauvri s’est réduit à la spatialité de notre corps, à une expérience physique primordiale, quelque chose comme une présence vivante. « La nuit est une profondeur pure, sans plans, sans surface, sans distance d’elle à moi » (1) De manière générale on peut dire que lorsque les sollicitations extérieures ne peuvent plus être décodées par un savoir objectif, par une signalétique, une orientation conventionnelle, on est ramené à l’expérience primordiale du corps comme origine spatiale : « l’espace et en général la perception marquent au cœur du sujet le fait de sa naissance, l’apport perpétuel de sa corporéité, une communication avec le monde plus vieille que la pensée ». (2) (1)
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p 298 (2)
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p 294 III.
Le Monde, ni figuratif, ni
abstrait mais transcendant.
Qu’est-ce qui est réel, le monde est-il réel ? Peut-on se fier à notre perception ou sont-ce nos sens qui nous trompent ? Faut-il choisir entre la figuration la plus exacte ou l’abstraction la plus totale dans la question de la réalité ? On peut douter de tout, se demander quelle est la part de réalité et d’illusion mais on ne peut douter du monde en général, de la dimension première et existentielle qu’il représente : « il y a certitude du monde en général non d’une chose en particulier ». (1) A travers tout ce travail on a admis que la réalité « passe » par la perception : « chercher l’essence de la perception c’est déclarer qu’elle n’est pas présumée vraie mais définit pour nous comme accès à la vérité ». Une perception en particulier peut se révéler vraie ou fausse, devenir une tromperie, une illusion… Mais la Perception avec un P majuscule, c’est-à-dire l’acte par lequel un monde naît devant nous, avec nous, par nous, ne peut-être remis en question. Cela devient notre ultime référence, notre axiome premier si l’on veut. Il y a une constance absolue de notre perception, qui manifeste la vie de notre conscience, nous n’avons de ce point de vue aucun choix, les choses sont toujours en station devant nous, nous ne pouvons abolir le mouvement qui se tisse au plus profond de notre être par lequel un monde apparaît, se donne à nous. Il n’y a absolument rien d’abstrait là ___________________________________________________ (1) Merleau-Ponty,
Phénoménologie de la perception,
p 344 dedans, c’est plutôt une recherche « de réalisme », de connaissance « du phénomène du monde ». Mais il faut bien reconnaître que Réalisme ne veut plus dire figurer, se représenter les apparences extérieures de la manière la plus exhaustive possible. De ce point de vue « l’hyperréalisme en effet est encore un moyen de dévaluer la réalité. En fixant trop attentivement une chose, on fait apparaître son étrangeté, son absence de rapport avec nous, et nous découvrons notre monde habité comme inhabitable. L’hyperréalisme est un procédé de déréalisation ». (1) « Quand la perspective linéaire s’impose dans la peinture, elle est autant figuration de l’espace que certitude scientifique, voilà pourquoi le réalisme qui s’ensuit étreint comme une gangue notre esprit – d’européens – et finit par confondre ses données avec la conception même du réel ». (2) C’est donc la question de la réalité qu’il faut sans cesse reconsidérer, et l’abstraction comme la peinture renaissante nous à forcés à le faire. Mais il faut bien admettre que lorsqu’il y a rupture dans la conception du réel, un retour au sens, au monde sensible s’amorce. Chaque conception du réel nous force à redéfinir la perception, notre rapport au monde, à la nature. Et il nous faut donc maintenant nous inscrire dans un nouveau rapport à la nature. Nous n’avons pas aujourd’hui le même rapport à la nature qu’un homme du Moyen âge ou de la Renaissance. Et il faut bien reconnaître que la nature n’a pas changée en soi, c’est notre conception du réel, notre représentation du monde qui a changée. Le monde est toujours là et par dessus tout ce que l’on peut appeler « le phénomène du monde », c’est-à-dire cette chose mystérieuse qui est en permanence en station devant nous, qui se déploie, qui apparaît, rend toujours compte de notre nature physique profonde, de notre perception, de notre corps. Or le corps d’un homme de la Renaissance ou même de l’Antiquité n’est pas foncièrement différent que celui de l’homme du XXe siècle. C’est-à-dire que si l’on considère le réel comme quelque chose que l’on peut atteindre par son corps, par sa perception, par la conscience de sa nature physique, la perspective, la photographie ou toute autre technologie ne nous seront d’aucune utilité. La technique ne peut en effet « épuiser » le sensible, et le monde promet toujours (1)
Alain Besançon, L’Image interdite, p 391 (2)
Dora Vallier, L’Art abstrait, p 316 autre chose à voir. On ne peut donc le posséder comme on ne possède pas la réalité ! Le réel nous contemple et nous n’y pouvons rien ! En revanche nous pouvons prendre conscience de la naissance du monde, de la relativité du monde à soi-même. On parle alors d’avantage d’un Etre au monde, c’est-à-dire que le monde n’a aucun intérêt sans l’expérience subjective que l’on en fait, il se définit même alors en fonction de sa propre expérience : « il ne faut pas se demander si nous percevons vraiment un monde il faut se dire le monde est cela que nous percevons ». La peinture n’a alors pas besoin d’être abstraite, comme elle n’a pas besoin d’être figurative, elle se doit de devenir un art de dévoilement, c’est-à-dire de nous amener à la source de notre expérience du monde, en deçà de tout savoir, de toute conception du réel : « ce que j’essaie de vous traduire est plus mystérieux, s’enchevêtre aux racines même de l’Etre, à la source impalpable des sensations » (1) Il s’agit pour l’artiste d’éliminer les écrans, les voiles qui nous séparent de notre expérience première du monde, de notre perception immédiate, de notre communion profonde avec la nature. Ce serait comme l’histoire physique d’un monde que l’on re-constitue que l’on re-crée à chaque instant à travers notre perception. Le premier état du regard était transcendant, mais cette transcendance s’appuyait sur une tradition de foi, sur une culture. Les systèmes de croyances pouvaient à un moment donné devenir un obscurantisme et enfermer le réel dans un monde invisible, dans un au delà inaccessible, mettant en doute le monde perçu. La naissance commune de l’Art et la Science au XVIe siècle imposait une vérité accessible par les sens, réduisant le réel au perçu, mais la transcendance était perdue. Le monde objectif triomphait de l’obscurantisme remplissant d’orgueil l’homme de la Renaissance. La transcendance s’oppose alors au monde perçu. Pourtant à travers tout ce que l’on a évoqué on peut rétablir un autre type de transcendance qui ne s’appuie pas sur une tradition de foi particulière mais sur l’expérience de chacun. Il ne s’agit pas en effet d’opposer deux mondes, un monde vrai et un monde faux, un monde invisible et un monde manifesté, mais d’admettre que l’on ne pourra jamais épuiser le sensible, que notre perception ne pourra jamais être vraie et ___________________________________________________ (1) Conversations
avec Cézanne, Gasquet, p
111 totale, et donc que le monde promet toujours autre chose à voir. Le monde ne sera donc jamais réductible à un savoir et je ne le possèderai jamais. En revanche je possède un corps, c’est certain, je suis doué de perception et cette capacité primordiale qui est ma définition même exerce en permanence une prise sur le monde. Je suis immergé au cœur du monde par la médiation de mon expérience corporelle. Ce n’est que par cette expérience, en vivant le monde de l’intérieur, à partir de soi, que l’on peut le « co-naître » et on peut parler alors d’une véritable communion avec lui, d’une relation amoureuse, si l’on veut. Ce n’est donc pas tellement le monde mais la relation, le rapport, notre surface de contact qui se tisse entre nous et lui qui deviennent importants.
IV
Soi-même dans le miroir du monde
Si le monde est transcendant, s’il promet toujours autre chose à voir, il devient inutile d’aborder la perception quantitativement, c’est-à-dire d’essayer de voir, de percevoir toujours plus, de penser qu’à travers elle on arrivera à la réalité du monde. Notre perception est toujours limitée par rapport à la réalité. Ce qui fait dire qu’on ne connaîtra jamais quelque chose en particulier et que la réalité doit être comprise et approchée comme une totalité. On peut dire en effet qu’au fond de chaque perception on retrouve un unique mouvement, et que finalement il n’y a qu’une chose à voir, dont il faudrait prendre conscience : « le phénomène du monde », la naissance du monde à chaque instant. Il y a une et une seule manière par laquelle un monde se fait monde devant ou plus exactement avec nous. C’est comme dire que les perceptions peuvent être différentes, changeantes, mais l’acte de percevoir – qui est en définitive un acte de conscience – est un acquis si l’on peut dire pour toujours, il fait partie de notre constitution inaliénable et définit le corps. On peut vouloir peindre, montrer la variété de la nature, des univers à chaque fois différents, les aspects changeants de la lumière, ou même des états psychologiques, sociaux…c’est-à-dire les objets de la perception, ou on peut vouloir déchiffrer et donc tenter de communiquer l’acte de percevoir, c’est-à-dire comment le monde se fait monde et les choses, choses à travers les sens. La perception est donc une re-création, une re-constitution, une genèse du monde à chaque instant. Elle tisse un lien unique entre soi-même et le monde et permet une communication non-verbale qui serait comme un langage physique de l’Etre. Il s’agit donc de la sensation d’un monde et en même
temps de la sensation de soi-même qui reçoit, tel « une
plaque sensible » (1) ce monde. Si bien que le monde orchestre une
sorte de réflexion, il permet de se voir à travers sa propre perception.
On retrouve ici l’expérience du miroir : voir tout en étant vu.
Il est intéressant de noter d’ailleurs que de nombreux peintres se
disent à un moment donné être vus par ce qu’il peignent. « Dans
une forêt, j’ai senti à plusieurs reprises que ce n’était pas moi
qui regardais la forêt. J’ai senti, certains jours, que c’étaient
les arbres qui me regardaient, qui me parlaient… Moi j’étais là, écoutant…
Je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non
vouloir le transpercer… J’attends d’être intérieurement submergé,
enseveli. Je peins peut-être pour surgir ». (2) C’est une expérience
que chacun peut faire, les sens fonctionnant au départ de manière
projective sur le monde extérieur se heurtent à un certain moment à son
aspect transcendant, inépuisable, c’est alors qu’ils se renversent
vers leur source, vers notre corps – il faut pour cela renoncer à avoir
une perception objective du monde, il restera toujours mystérieux, et se
mettre dans un état de réceptivité. En effet dans la perception de
quelque chose on s’oublie dans cette chose – et c’est d’ailleurs
ce qui fait d’elle une chose – mais lorsque l’on prend conscience
qu’on ne peut la posséder, qu’elle promet toujours autre chose à
voir, on revient automatiquement à soi. La perception est un acte où
l’on s’oublie dans ce que l’on perçoit, pour y revenir grandi,
enrichi par l’expérience sensorielle. C’est à la lettre une fonction
de co-naissance, où l’on naît dans les choses, on l’on devient ce
que l’on perçoit. La connaissance de soi passe par le monde entier !
Il devient donc évident qu’il ne s’agit pas tant d’imiter la nature
que de se connaître, de se voir à travers elle : « On
peut dire d’une façon générale qu’en voulant rivaliser avec la
nature par l’imitation, l’art restera toujours au-dessous de la nature
et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler
un éléphant. Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du
rossignol, et Kant a dit à ce propos que, dés que nous nous apercevons
que c’est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol, nous trouvons
ce chant insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre
production de la nature ou une œuvre d’art. Le chant du rossignol nous
réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son
inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent à
l’expression de sentiments humains. Ce qui nous réjouit donc ici,
c’est l’imitation de l’humain par la nature ».(3) ______________________________________________ (1) Conversations avec Cézanne, Gasquet,
p 113 (2) G. Charbonnier, p 143-145 (3)
Hegel,
Esthétique I « Qu’est-ce
qu’il y a de commun entre un arbre et nous ? Entre un pin tel qu’il
m’apparaît et un pin tel qu’il est en réalité ? Hein, si je
peignais ça... Ne serait-ce pas la réalisation de cette partie de la
nature qui tombant sous nos yeux nous donne le tableau ? …
Les arbres sensibles !… Et dans ce tableau n’y aurait-il
pas une philosophie des apparences plus accessible à tous que toutes les
tables de catégories, que tous vos noumènes et vos phénomènes. On
sentirait en le voyant la relativité de toutes choses à soi, à
l’homme ». (1) Il nous faut donc voir l’homme partout, ne plus se sentir séparé du monde, « la nature est à l’intérieur » disait Cézanne. Il est alors inutile de vouloir posséder quelque chose qui est déjà en nous, dont il faut se souvenir, qu’il faut incarner, vivre consciemment. La pensée objective est une pensée séparatrice, elle crée un abîme entre soi et le monde, pour le soumettre à « l’étude ». Mais cet abîme n’existe pas en réalité. Il y a un rapport simple, enfantin, entre le monde et soi, une véritable relation intime qui ne suppose aucune explication objective car elle est là depuis le départ, avant même le savoir. On peut parler d’une correspondance physique, biologique, le vivant parle au vivant. « Le monde est fait de l’étoffe même du corps ». (2) Cézanne était conscient de la difficulté de retrouver cette forme d’innocence par rapport au monde : « Le génie serait de dégager l’amitié de toutes ces choses en plein air, dans la même montée, dans le même désir. Il y a une minute du monde qui passe. La peindre dans sa réalité ! Et tout oublier pour cela. Devenir elle-même. Etre alors la plaque sensible. Donner l’image de ce que nous voyons, en oubliant tout ce qui a paru avant nous ». (3) C’est pourquoi la sensation est si importante, car elle est cette forme de connaissance première, cette reconnaissance du monde et Merleau-Ponty la considère littéralement comme une communion. Le monde serait alors un grand miroir, chaque herbe, chaque nuage, chaque perception traduirait l’unique mouvement de la conscience qui se projette dans les choses pour revenir à soi. « jamais on a peint le paysage. L’homme absent, mais tout entier dans le paysage ».(4) (1)
Conversations avec Cézanne,
Gasquet, p 123 (2)
Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit,
p 19 (3)
Conversations avec Cézanne,
Gasquet, p 113 (4)
Conversations avec Cézanne,
Gasquet, p 117 Nous avons voulu nous « délivrer » du monde objectif, du préjugé du monde, pour retrouver une perception immédiate. Il s’agit finalement de l’apparition des choses dans la conscience et on touche ici – et c’est ce qui a animé tout ce travail – à l’expérience la plus subjective, indicible de chacun. Revenir à l’expérience coûte que coûte, ce n’est pas pour autant abolir toute communication, toute rationalité. Nous ne sommes pas enfermés chacun dans notre subjectivité comme des autistes ! « La psychologie de la Gestalt est parvenue à déceler des balises objectives au fond de l’expérience la plus subjective de la forme parce qu’elle a pu observer quelques constantes dans les réactions immédiates de nos sens en dehors de l’entendement et sans aucun lien avec lui (…) Elle a scientifiquement prouvé que ce qui est indicible n’est pas incommunicable (…) Il y aurait en somme une correspondance infaillible entre la forme pure, prise dans sa complexe apparition, et nos structures sensorielles en vertu desquelles nous la percevons ». (1) N’est-ce pas reparler du miroir ? Et si la forme était un miroir d’un certain type ? On pourrait donc se reconnaître dans un tableau, l’œuvre d’art pourrait donc déchiffrer ce mystère de la perception, cette réflexibilité du monde et de notre structure physique. Elle n’a pas besoin pour cela d’être figurative ou abstraite, chaque œuvre d’art réinterroge notre processus de vision, mais elle le fait de façon plus ou moins consciente, plus ou moins voilée. Devant une peinture il nous faudrait en effet épuiser tout d’abord le registre objectif, anecdotique, culturel, esthétique pour arriver au cœur de l’expérience perceptive, au niveau de la « Gestalt » - l’intraduisible terme allemand englobant une forme recouverte en quelque sorte par la forme-aspect et son expérience – tout proche d’une réalité physique. C’est alors que la perception se débride, elle acquiert une puissance qu’elle ne révélait pas, elle semble induire la recherche d’un ordre universel qui se retrouverait dans l’homme. On peut en ce sens émettre l’idée d’une peinture absolue dans son fonctionnement qui serait « un pur miroir » fait par l’homme pour l’homme afin de reconnaître sa propre nature. (1) Dora
Vallier, L’art abstrait, p 332-333 ___________________________________________________ (1) Merleau-Ponty,
L’œil et l’esprit,
p 26 |